Joseph KESSEL, le masseur de Himmler qui a sauvé des juifs
Dans l'ombre. Le docteur Felix Kersten a habilement manipulé son patient pour arracher 60 000 juifs à la mort.
FRANÇOIS KERSAUDY
Journal "le point"
Si Steven Spielberg s'était intéressé à son cas, Felix Kersten aurait été beaucoup plus célèbre qu'Oskar Schindler : c'est qu'en matière de sauvetage humanitaire durant la Seconde Guerre mondiale Schindler était un détaillant et Kersten un grossiste.
Issu d'une vieille famille allemande de la Baltique, il est né en 1898 à Reval, en Estonie, alors partie intégrante de l'Empire russe. Mais cet Estonien russe d'origine allemande devient citoyen finlandais lorsqu'il s'engage aux côtés des Gardes blancs du baron Mannerheim pour chasser les bolcheviques de Finlande en 1918. Cet engagement va également décider de son avenir : un mauvais rhumatisme contracté dans les marais de Carélie met fin à sa carrière militaire, mais son hospitalisation lui en ouvre une autre. Convalescent, Felix Kersten aide les soignants et se découvre un intérêt certain pour le massage thérapeutique, spécialité réputée en Finlande. Il s'initie pendant deux ans à cette technique, puis poursuit ses études de thérapie manuelle à Berlin. C'est là qu'il rencontre en 1922 un Tibétain, le docteur Kô, qui lui enseigne une forme très évoluée de massage profond. En 1925, le docteur Kô, satisfait de son élève, lui laisse sa clientèle et retourne au Tibet.
Des médecins qui soignent, on en trouve, mais des médecins qui guérissent, on en cherche : l'expertise acquise par Kersten lui vaut une nombreuse clientèle dans les milieux de la haute bourgeoisie et de l'aristocratie européenne. Kersten parvient à guérir le prince Henri, époux de la reine Wilhelmine des Pays-Bas, et décide de s'installer à La Haye sans toutefois abandonner son cabinet de Berlin. C'est là qu'un de ses patients lui demande en mars 1939 de soigner Heinrich Himmler. Le chef suprême des SS a déjà une solide réputation de bourreau et Kersten est résolument antinazi ; pourtant, après un premier réflexe de refus, il finit par se rendre là où personne n'entre de son plein gré : au QG de la Gestapo, Prinz-Albrechtstrasse.
En Himmler Kersten découvre un homme malingre et souffreteux, périodiquement terrassé par de lancinantes douleurs abdominales. Si les massages profonds de Kersten soulagent l'inquiétant patient, leur effet s'estompe au bout de quelques semaines, de sorte que Himmler devient progressivement dépendant de son masseur - auquel il accepte de faire de grandes concessions. Celles-ci prennent bientôt la forme de grâces et de libérations de personnes arrêtées par la Gestapo : socialistes allemands, industriels suédois, Témoins de Jéhovah ou résistants néerlandais condamnés à mort. Mais ce qui commence "artisanalement" finit par prendre une tournure systématique, Kersten réclamant des élargissements de plus en plus considérables.
Exploit. Dans cette entreprise délicate menée à l'insu du Führer, le thérapeute finlandais bénéficie d'aides précieuses de la part du colonel Walter Schellenberg, chef des services de renseignement SS, et du secrétaire de Himmler, Rudolf Brandt, qui lui permet de recevoir des appels à l'aide par courrier sans avoir à s'inquiéter de la censure. C'est à ces hommes que Kersten devra sa survie au milieu de cette véritable mare d'alligators où surnagent Heydrich, Kaltenbrunner et "Gestapo" Müller.
Tant que les chefs nazis conservent l'illusion de la victoire finale, Kersten reste impuissant à soustraire des victimes aux camps de la mort. Mais, à partir de l'automne 1944, Himmler cherche à échapper au naufrage qui s'annonce et l'influence de Kersten s'en trouve considérablement accrue. Ainsi s'expliquent la libération de 100 étudiants norvégiens et policiers danois, puis celle de 3 000 femmes néerlandaises, belges, françaises et polonaises, et l'envoi en Suisse à la fin de 1944 de 2 700 juifs promis aux camps de la mort ; en mars 1945, alors que l'étau se referme sur le Reich, Kersten parvient à faire extraire 15 345 prisonniers scandinaves, polonais, français et belges de Dachau, Mauthausen, Theresienstadt, Ravensbrück et Neuengamme, d'où les 120 "bus blancs" du comte suédois Folke Bernadotte les évacueront in extremis vers le Danemark et la Suède. Mais le plus étonnant reste le "Contrat au nom de l'humanité" que Kersten fait signer au Reichsführer le 12 mars 1945 : alors que Hitler a donné l'ordre de dynamiter tous les camps de concentration avec leurs prisonniers dès l'approche des Alliés, Himmler s'engage par écrit à ce que les camps leur soient remis intacts. L'effondrement du Reich mettra fin à ses intrigues, tandis que Kersten, replié en Suède, aura la satisfaction d'avoir sauvé au moins 60 000 juifs durant les six derniers mois et des milliers d'autres prisonniers durant les six dernières années.
Si son exploit demeure ignoré, c'est que le comte Bernadotte, neveu du roi de Suède, s'attribue tout le mérite du grand sauvetage des ultimes semaines de guerre - et le menace de le faire expulser de Suède au cas où il s'aviserait de le lui contester ! Après tout, un homme qui a soigné Himmler ne pourrait-il être rendu complice de ses crimes ? Le livre de Folke Bernadotte, "Slutet" ("La fin"), rendra son auteur mondialement célèbre. Mais il faudra attendre encore des années pour que les Pays-Bas, la Suède, la Belgique et la France reconnaissent officiellement les éminents services de Kersten.
Risques. Pourtant, le plus extraordinaire de toute l'histoire reste que ce Finlandais providentiel à la silhouette enveloppée, aux doigts d'or et au coeur généreux ne figure même pas sur la liste des "Justes parmi les nations" ! Le mémorial Yad Vashem s'en est récemment expliqué à l'auteur en ces termes : "Le titre de Juste est remis uniquement à des personnes non juives qui ont aidé au péril de leur vie des personnes juives sous l'Occupation[...]et l'élément de risque est absent dans le cas de Kersten." Une double réponse qui laisse perplexe : aurait-on trouvé à Kersten de lointaines ascendances juives, dont même l'enquête minutieuse de la Gestapo n'avait décelé aucune trace ? Mystère... Quant à l'absence d'élément de risque, on considérera donc comme une sinécure le fait d'enfreindre pendant six ans toutes les règles d'un régime de gangsters, d'être harcelé par Heydrich, d'échapper d'extrême justesse à l'assassinat organisé par Kaltenbrunner, d'être espionné en permanence par "Gestapo" Müller, de risquer d'être lâché sur l'heure par Himmler si le Führer s'informait de ses activités et enfin d'être mitraillé par l'aviation alliée lors de ses missions entre l'Allemagne, les Pays-Bas, la Suède et la Finlande... Force est d'en déduire que la notion de risque s'est considérablement dévaluée depuis l'année 1947, où un mémorandum en suédois du Congrès juif mondial établissait que Felix Kersten avait sauvé"100 000 hommes de diverses nationalités, dont environ 60 000 juifs[...]au péril de sa propre vie".
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